Vin
10 08 2022

Château Angelus 1945, le goût de l'histoire

Meilleur sommelier du monde en 2013, après avoir remporté le titre de meilleur sommelier d’Europe en 2010, Paolo Basso, italien d’origine et suisse d’adoption, parcourt le monde avec ses quatre casquettes : producteur (il produit cinq vins dans le Tessin, dédiés à sa fille Chiara), négociant pour la Suisse, enseignant dans diverses écoles prestigieuses et consultant, notamment pour Air France, dont il sélectionne les vins. Il a fait halte au Château Angelus pour déguster un millésime exceptionnel, dont il ne reste que deux autres bouteilles précieusement conservées dans les caves du château.

 

 

Château Angelus 1945 par Paolo Basso

 

La robe est assez profonde, d’une belle intensité, rouge grenat avec des reflets tuilés. Au nez, il est important d’attendre que ce vin se révèle. À l’ouverture de la bouteille, il apparaît un peu fermé sur lui-même, mais dès qu’il est servi, je sens des notes de tabac légèrement fumé, puis des notes plus épicées, clou de girofle, cannelle, noix muscade, une touche de balsamique. Monte ensuite comme une odeur d’aiguilles de sapin, un peu de résine ou des notes de feuilles de chêne quand elles tombent à l’automne.

 

L’important est de prendre son temps. J’ai l’impression d’être un archéologue qui participe à des fouilles et va de découverte en découverte. Déguster un millésime ancien, c’est faire un voyage à travers le temps, ce vin qui a bougé au fil des ans reste vivant et nous donne un plaisir éphémère que l’on gardera pourtant en mémoire. Et ce que l’on déguste, ce n’est pas « un grand vin » mais une grande bouteille, chacune étant unique.
Apparaissent toujours au nez, après quelques minutes, des notes fruitées de griottes que l’on trouve généralement dans la jeunesse d’un vin - inhabituelles sur un vin vieux - et même une petite note iodée. C’est assez étonnant.

Ensuite, l’entrée en bouche est très délicate, distinguée et soyeuse. En milieu de bouche, il y a une courbe qui monte gentiment en intensité, on sent le corps toujours là, la structure et sa belle intégrité, sa solidité, son caractère classique. Un des éléments qui ressort est la fraîcheur apportée par l’acidité : c’est sa colonne vertébrale. Une note minérale témoigne du caractère vivant de ce vin, qui dégage de l’énergie.

En fin de bouche, la structure devient plus délicate et légère, les tanins ressortent, ils prennent une touche plus ferme, se joignent à l’acidité pour créer cette persistance, une fois le vin bu. On voit réapparaître en rétro-olfaction certains arômes savoureux, de petites touches d’épices, de cannelle, de clou de girofle, et même de poudre de cacao. Débouché depuis une heure, dégusté depuis une demi-heure environ, il est arrivé à son sommet avec l’oxygénation et la température dans le verre. Il faut être patient, respectueux, et attendre qu’un tel vin se livre. Lui a attendu soixante-seize ans, on se doit de lui dédier un peu de temps pour l’apprécier dans toute sa complexité…

 

En conclusion, je dirais que ce vin est un nectar, mais qu’il faut aussi le déguster de manière intellectuelle : il est le fruit de l’histoire, il témoigne du travail des hommes, avec les moyens de l’époque, lors d’une année exceptionnelle où le millésime a mis les vignerons à l’épreuve.

 

 

En coulisse

 

« J’ai ressenti beaucoup d’émotion à ouvrir cette bouteille, reconditionnée en 2018 et sortie de la cave un peu avant la dégustation pour qu’elle remonte en température, rappelle Stéphanie de Boüard-Rivoal. Cela m’évoque un Noël avec mon père, Hubert, et mon grand-père Jacques. Car 1945 est le premier millésime qui suit son retour de captivité en Allemagne. Le vin était composé à l’époque de 40 % de Cabernet Franc. » Une très grande année pour le vin, mais très problématique pour les vignerons tant la récolte a été maigre : tout début mai, entre la mort d’Hitler et la signature de l’armistice, un gel violent et agressif s’est abattu sur les vignes, faisant suite à une belle saison donnant des raisins très bien constitués, très concentrés. Le gel a fait une sélection naturelle. Au total, la récolte de 1945 se limite entre un quart et un tiers d’une récolte normale… Ce qui rend d’autant plus précieuse cette bouteille exceptionnelle dégustée avec recueillement et joie.